La coutellerie Made in France au cœur d’une querelle qui n’en finit plus
Résumé des épisodes précédents
L’histoire débute en 1993. Un dénommé Gilbert Szajner, habitant Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), décide de déposer la célèbre marque Laguiole, connue dans le monde entier depuis le 19e siècle et synonyme de coutellerie Made in France haut de gamme.
Son idée est de s’approprier sa désignation et son image afin de l’apposer non seulement à des couteaux, mais également à du linge de maison, des vêtements, des briquets ou encore des barbecues !
Moyennant une redevance, des licences sont accordées par Szajner à des entreprises françaises et étrangères qui souhaitent commercialiser sous le nom Laguiole des produits d’importation.
Szajner face aux couteaux Laguiole
S’il est condamné une première fois pour contrefaçon en 1999, Szajner n’abandonne pas son projet et se lance dans la bataille, déposant plusieurs recours, surtout à partir de 2010. Il obtient gain de cause en avril 2014, les magistrats de la Cour d’appel de Paris estimant que le couteau Laguiole, largement produit à Thiers, en Auvergne, est devenu un terme générique qui désigne un couteau de poche de forme particulière.
Entre temps, les fabricants de la ville de Laguiole, soutenus par les pouvoirs publics locaux et l’EUIPO (Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle), inquiets et mécontents de la situation, étaient passés à l’attaque.
Prétextant leur droit naturel à user de l’image de marque des couteaux Laguiole, ils avaient même obtenu gain de cause, pendant quelques mois seulement, sous l’impulsion de l’entité Forge de Laguiole. Cette dernière était parvenue à faire annuler la marque Laguiole déposée par Szajner, avant d’être finalement déboutée, en avril 2014, donc.
Dernier rebondissement en cette fin d’année 2016
La décision récemment rendue par la Cour de cassation a dû redonner du baume au cœur des activistes de la commune de Laguiole, réclamant toujours à la justice de retrouver l’usage de son nom.
La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire hexagonal vient en effet de casser, partiellement du moins, l’arrêt de la cour d’appel de Paris d’avril 2014.
Si la décision d’appel qui vient d’être entérinée (dans un sens, au bénéfice de la véritable coutellerie Made in France) casse donc bien les « pratiques commerciales [jugées] trompeuses » de Szajner, elle ne revient pas pour autant sur la question de la « nullité » de la marque Laguiole apposée aux couteaux importés par l’homme d’affaires francilien.
Quelle en est la conséquence dans les faits ? Les activités commerciales de Szajner seront certainement très étroitement surveillées à l’avenir, même si ce dernier est toujours libre d’utiliser la marque Laguiole pour ses couteaux importés. D’ailleurs, de nombreux artisans et couteliers le font aussi depuis de nombreuses années, en accolant différents noms de déclinaisons (souvent leur nom propre) ou de gammes à leur production !
Couteaux de Thiers, couteaux de Laguiole : les fabricants aveyronnais ne risquent-ils pas de s’isoler ?
Le différend opposant Gilbert Szajner à Forge de Laguiole n’est pas sans rappeler le débat entre la ville aveyronnaise et celle de Thiers, en Auvergne, capitale de la coutellerie Made in France, à propos de l’intérêt, ou pas, de voir les célèbres couteaux Laguiole bénéficier d’une IGP (Indication Géographique Protégée).
Car la question centrale du débat est sans doute celle-ci : les fabricants et responsables de Laguiole doivent-ils réellement redouter l’appropriation par des tiers, marques ou enseignes, de la dénomination de leur village ?
Mais à qui appartiennent donc les couteaux Laguiole ?
Si les fabricants de couteaux Laguiole basés dans l’Aveyron profitent à l’heure actuelle d’une IGP Laguiole excluant Thiers et sa région, rien n’empêche les professionnels auvergnats d’en produire, bien au contraire ! Cette constatation se vérifie dans les faits puisque, selon les derniers chiffres, plus de 60% des couteaux Laguiole sont conçus à… Thiers.
Avec environ 80 entreprises et 70 % de la production nationale, la cité auvergnate demeure la capitale de la coutellerie française. Depuis plusieurs siècles (25 000 artisans étaient recensés sur les rives de la Durolle au début du 19e siècle), Thiers fait office de référence dans le monde entier pour la qualité de son savoir-faire.
La ville peut même s’enorgueillir de sa légitimité historique dans le succès du couteau Laguiole : ce dernier est né dans l’Aveyron, vers 1830, grâce à Pierre-Jean Calmels, mais c’est bien Thiers, la qualité et le talent de ses artisans, la modernité de ses installations et sa puissance industrielle qui ont permis de produire en masse ce fleuron de la culture hexagonale, dès le milieu du 19e siècle.
D’ailleurs, l’activité de production à grande échelle du Laguiole a longtemps été inexistante à Laguiole même, n’ayant été relancée qu’au milieu des années 1980.
Coutellerie Made in France : l’union fait la force
Laguiole n’en reste pas moins un bastion incontournable dans le paysage de la coutellerie Made in France, sa notoriété n’est plus à établir. Ses couteaux à l’abeille et à la lame fine légèrement relevée, sont connus aux quatre coins de la planète. À tel point que les contrefaçons pullulent, même si d’un point de vue juridique, il n’existe pas de vrai ni de faux Laguiole, puisque la célèbre marque appartient au domaine public !
De l’avenir de la coutellerie Made in France
Par contre, les couteliers français ont un énorme challenge à relever : celui d’associer leurs forces dans la bataille afin de proposer au public des couteaux Laguiole et autres lames de qualité irréprochable, de véritables couteaux de standing Made in France.
Les passionnés de coutellerie, d’art ou de cuisine, savent faire la différence entre un modèle précieux et bas de gamme. Le recours à la justice pour faire interdire les couteaux importés à bas prix de Szajner sera alors probablement superflu.